Fumées

19/01/08

…tandis que tous deux, silencieux, immobiles, regardaient s’élever lentement la fumée de leurs pipes. Le nuage tantôt se défaisait dans un souffle de vent, tantôt demeurait en suspens entre eux; et la réponse tenait dans ce nuage. Quand le souffle emportait la fumée, Marco pensait aux vapeurs qui couvrent l’étendue marine ou les chaînes de montagnes, et qui, lorsqu’elles s’éclaircissent, laissent un air sec, diaphane, révélant des villes lointaines. C’était au-delà de l’écran d’humeurs volatiles que son regard voulait atteindre: la forme des choses se distingue mieux de très loin.

Ou bien, le nuage s’arrêtant à peine sorti des lèvres, dense, presque immobile, renvoyait à une vision d’un autre genre: les exhalaisons qui stagnent par-dessus les toits des métropoles, l’opaque fumée qui ne se défait pas, la chape pourrie qui pèse sur les rues bitumeuses. Ce ne sont pas brumes fragiles de mémoire ni sécheresse transparente, mais la suie des vies brûlées formant croûte sur les villes, l’éponge gonflée de matière vivante qui ne circule plus, l’engorgement du passé, du présent et de l’avenir qui bloque des existences calcifiées dans une illusion de mouvement: c’est ce que tu trouvais au terme du voyage.




Italo Calvino

In " Les villes invisibles "



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