Scission

04/02/08





Un bougeoir sur une chaise, un fauteuil de paille verte tressée,

Un livre sur le fauteuil,

Et voilà le drame éclairé.

Qui va entrer ?

Sera-ce Gauguin ou un autre fantôme ?

Le bougeoir allumé sur le fauteuil de paille indique, paraît-il, la ligne de démarcation lumineuse qui sépare les deux individualités antagonistes de Van Gogh et de Gauguin.

L?objet esthétique de leur dispute n?offrirait, si on le racontait, pas grand intérêt peut-être, mais il devait indiquer entre les deux natures de Van Gogh et de Gauguin une scission humaine de fond.

Je crois que Gauguin pensait que l?artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu?au mythe,

alors que Van Gogh pensait qu?il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie.

En quoi je pense, moi, qu?il avait foutrement raison.

Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité.

Il suffit d?avoir le génie de savoir l?interpréter.

Ce qu?aucun peintre avant le pauvre Van Gogh n?avait fait,

ce qu?aucun peintre ne fera plus après lui,

car je crois que cette fois-ci,

aujourd?hui même,

maintenant,

en ce mois de février 1947,

c?est la réalité même,

le mythe de la réalité même, la réalité mythique elle-même, qui est en train de s?incorporer.

Ainsi, nul depuis Van Gogh n?aura su remuer la grande cymbale, le timbre supra-humain, perpétuellement supra-humain suivant l?ordre refoulé duquel les objets de la vie réelle sonnent,

lorsqu?on a su avoir l?oreille assez ouverte pour comprendre la levée de leur mascaret.

C?est ainsi que la lumière du bougeoir sonne, que la lumière du bougeoir allumé sur le fauteuil de paille verte sonne comme la respiration d?un corps aimant devant le corps d?un malade endormi.

Elle sonne comme une étrange critique, un profond et surprenant jugement dont il semble bien que Van Gogh puisse nous permettre de présumer la sentence plus tard, beaucoup plus tard, au jour où la lumière violette du fauteuil de paille aura achevé de submerger le tableau.

Et on ne peut pas ne pas remarquer cette coupure de lumière lilas qui mange les barreaux du grand fauteuil torve, du vieux fauteuil écarquillé de paille verte, bien qu?on ne puisse pas tout de suite la remarquer.

Car le foyer en est comme placé ailleurs et sa source étrangement obscure, comme un secret dont le seul Van Gogh aurait, sur lui-même, gardé la clef.



Antonin Artaud

in " Van Gogh, le suicidé de la société "



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